AU FIL D’UN RUISSEAU* LE RIEU

Au fil d’un ruisseau / Le Rieu

(Roquefort-des-Corbières, Sigean, Port-La-Nouvelle)

Le Rieu fait partie de ces rivières anonymes quelque peu oubliées des inventaires géographiques des départements. Que représente-t-il en effet, comparé à l’Aude, au Rébenty, à l’Orbieu ou encore la Berre, avec son modeste bassin versant et la longueur dérisoire de son cours, d’une dizaine de kilomètres ? Il n’a même pas de nom propre, il doit se contenter de l’appellation générique de riu,  »la rivière ». Une parmi tant d’autres. Sur le territoire du PNR,  »Le Rieu » désigne deux rivières ; on les différencie par le nom du ou des villages qu’elles traversent. Le Rieu de Treilles, plus au sud, est célèbre depuis qu’on y a découvert, en 1948, dans une sablière de son lit, un milliaire dédié à Ahénobarbus, le fondateur de la voie Domitienne. Quant au Rieu dont nous allons parler, celui qui traverse les communes de Roquefort et de Sigean, il fut certainement, en d’autres temps, plus considéré car il portait le nom bien spécifique de  »ruisseau de Saint-Jean » comme l’atteste la carte de Lhuillier et Villaret, dressée en 1722.

*Malgré son faible débit, l’absence de réel affluent et sa longueur minime, le Rieu est un fleuve car il débouche dans l’étang, autrefois la mer.

Carte de Cassini

A l’ouest de Roquefort, malgré les nombreuses combes qui drainent le bassin versant de La Serre, le Rieu ne récolte qu’une infime partie des eaux météoritiques. Celles-ci, en effet, s’infiltrent dans les anfractuosités de la roche où elles alimentent un important réseau souterrain, le karst des Corbières maritimes. Mais en de lointaines époques, plus humides, notre rivière, renforcée par les ruisseaux de Montpezat, a décaissé la cuvette de Roquefort de ses épaisses couches de marne noire, ne laissant que les deux buttes de La Triolle et de Saint-Martin comme témoins de son activité fébrile. Puis elle a patiemment déposé ses limons dans une plaine fertile qui s’étend depuis le plateau de la Roque où s’accroche le village jusqu’aux collines de Montpezat, du Cantéoulé et de Marras qui délimitent ses versants nord et est.

Le Rieu au pont de la Piale

Passé l’obstacle de la route départementale D 709, le Rieu s’engage dans un étroit défilé souligné par ligne blanche des hautes falaises calcaires de la Garrigue Haute. Au sud, les îlots rocheux de Marras, de la Mougère et de la Rouquille émergent des frondaisons vert sombre d’une pinède envahissante, périodiquement ravagée par les incendies.

Le Rieu, sous les éoliennes, au Pas du Loup.

 Au lieu-dit Les Portes, en limite de l’ancien domaine de Frescati, le paysage s’ouvre, le Rieu traverse les terrains marécageux de la Joncasse et du Devès pour gagner les étangs. Il se jetait autrefois dans l’anse du Recobre. Mais au début du XIXe siècle, lors de la mise en place des salins Tallavignes vers1803, le lit de la rivière fut détourné, à pratiquement 90°, en direction de l’est. Il se jette actuellement dans la partie de l’étang qui côtoie le Mourrel du Teule près de l’usine Lafarge.

L’embouchure du Rieu

 Aujourd’hui, le Rieu, en période d’étiage, n’est plus qu’un oued, à écoulement très temporaire, pratiquement inexistant, tout du long de son cours. Son lit très rétréci, encombré de repousses de frênes et de peupliers, cherche à compenser en profondeur ce que les cultures des hommes ont ravi à l’ampleur naturelle de son cours. Aussi ses zones de débordements se sont-elles multipliées et ses débits de crue, d’une moyenne de 15m³/s, ont largement été dépassés ; en novembre 1999, au droit de l’ancienne RN 9, la rivière transformée en torrent furieux a franchi le cap des 350m³/s…

Mais les bourdes en matière d’aménagement ne sont pas toutes imputables aux reprofilages du siècle dernier.

Dans les archives municipales, nous pouvons lire que le premier janvier 1740, dans la maison de Monsieur Jean Benoit, prêtre et archiprêtre, se sont réunis les consuls et une grande partie des chefs de familles du village car à cause des pluies extraordinaires et des inondations, les terres ensemencées ont subi de forts dommages. En conséquence, Jean Castang et Pierre Armentiers sont désignés pour dresser l’inventaire des dégâts afin de faire une demande d’indemnité auprès de la Province.

En 1744, on construit un pont sur le grand chemin, en aval de la métairie de la Murelle mais malheureusement pour Monsieur Benoit, propriétaire de la métairie, l’arche du pont n’est pas assez large pour laisser passer les eaux lors des fortes pluies.

Le pont fait barrage et quelques temps après sa construction, les eaux submergent tout le rez-de-chaussée de la métairie, entrainant la perte de son troupeau. A la suite de cet évènement, au lieu d’agrandir le pont, on rehausse la chaussée et une fois encore, lors d’une crue du Rieu, en octobre, les eaux s’élèvent jusqu’au premier plancher de la bâtisse. Heureusement, Monsieur Benoit avait pris la précaution d’envoyer au village son troupeau et ses mules. Cependant, les champs ont été ravinés en grande partie jusqu’au tuf (roche sous le sol cultivable).

Deux délibérations des États du Languedoc, d’octobre 1788 et de janvier 1789, font état de graves débordements au niveau du pont du Grand Chemin d’Espagne, construit en 1744, en aval de la bergerie de la Murelle.

Dans les délibérations du conseil municipal de Roquefort, des pluies continuelles sont mentionnées en mai 1872 et mai 1881. Le 4 juillet 1875, le conseil vote aide et assistance en faveur des personnes touchées par les inondations dans le Midi.

Une autre crue va occasionner d’importants dommages dans le village en mars 1930. Les canalisations amenant l’eau potable vont céder, le sol s’affaissant, les caniveaux sont emportés et 8 km de voirie sont impraticables.

Photo R Masquet

Ce ruban vert avec ses vallées fertiles a bien sûr, très tôt, suscitée les convoitises des hommes. Sous les falaises de la Barbade et des Costes, abris sous roche et bancs de silex ont fixé l’attention de groupes nomades de chasseurs cueilleurs. Les habitats sont probables mais l’on remarque surtout la présence de petits ateliers responsables de ces copieux débitages de surface. Industries moustériennes et du Paléolithique supérieur se sont complues sur ces terrasses en amont du Rieu. Néandertaliens et Sapiens ont rodé par ici… Le Néolithique aussi est présent avec ses grottes ossuaires comme celle, fouillée dans les années 1960, qui a livré cinq crânes humains et des éléments de parure.

Le Romain quant à lui a préféré la plaine. Une des plus importantes villas de la Narbonnaise a été découverte lors des défoncements viticoles de la fin du XIXe siècle, au lieu-dit La Courtine. Une statue de Priape, dieu de la fécondité, haute de 1,80m, visible au musée de Narbonne, exalte la richesse de ces terres et la somptuosité de ces domaines. Mais la vaste villa Curtiniana ne doit pas être l’arbre qui nous cache la forêt, d’autres établissements ruraux plus modestes, d’époque gallo-romaine, se sont établis le long du Rieu depuis ses sources, du côté de Saint-Pierre, jusque vers son embouchure : villas dites de La Rouquille, de Tibur, de Caussenabadel… qui préfigurent les domaines d’époques médiévales et moderne.

Les pins à l’assaut de la vallée du Rieu

Ainsi sera assurée d’une manière quasi continue la présence active de l’homme dans cette vallée fertile. Citons pour l’exemple quelques-uns de ces domaines les plus caractéristiques : Montpezat, la Sainte Jeante et la Murelle, les Trois Fontaines, Rivals, Frescati.

Ancien domaine des 3 fontaines (Photo P Castan)

L’ancien domaine de la Saint-Jeante (Photo P Castan)

Céréaliculture de subsistance dont les Trois Moulins qui se dressent à Sur-Roque sont les derniers témoins ; jardins, vignes, oliviers, figuiers… vont occuper pendant plus de deux millénaires les moindres recoins aménagés de ces vallons où alternent limon et marnes noires. La longue monotonie des terrasses qui colonisaient les deux versants de cette vallée, encore bien visibles sur les photos du début du siècle dernier, est aujourd’hui engloutie sous la marée verte des pinèdes. Saint-Martin, La Triolle, Sous-Roque, Marras, La Mougère, La Malarette… autrefois ordonnancés par un quadrillage harmonieux d’enclos et de champs, drainés par des rigoles empierrées, rythmés par l’alternance du cabanon et du cyprès, en bref humanisés par le labeur acharné du paysan, sont réduits à l’état anonyme de taches vertes, contribuant à l’uniformisation des paysages qui se ferment ainsi à toute diversité. Sur Sigean, le lieu-dit cadastré La Forêt, à l’est de la Fount de Malassan, entérine cet état des lieux, synonyme d’abandon et de retour du sauvage, en occultant sous sa chape verte les vestiges lithiques, ultimes témoins de cette lente conquête des sols, de siècles de travail et de vies de labeur acharné, retournés à l’état de page blanche sans archives et sans plus de mémoire. 

Enfin signalons encore, pour parfaire ce tableau, les restes de bergeries, au nom parfois pittoresque comme celui de Cantemesse, qui se dressent sur les lisières du Rieu, en marge de la Garrigue Haute, vaste plateau pastoral partagé entre les communautés de Sigean, La Palme et Roquefort.

Ancienne bergerie sur la Garrigue Haute.(Photo P Castan)

Mais le Rieu pour l’autochtone d’aujourd’hui qui a oblitéré son histoire proche, celle de ces ancêtres défricheurs de misère, certainement trop rude ou trop humiliante, c’est surtout un lieu de loisir, de promenade où cueillir l’asperge et le champignon, un tapis de mousse entre deux racines, le murmure de l’eau sous le feuillage, un aplomb de falaise pour sentir le vent et voir loin… « C’est précisément dans ces plus petites retraites que la nature montre le mieux sa grandeur ».

Photo de R Masquet

Le géographe, poète et anarchiste, Elysée Reclus, écrivait, vers 1869, que « l’histoire d’un ruisseau même celui qui naît et se perd dans la mousse est l’histoire de l’infini » Le ruisseau excite la curiosité du savant et l’émerveillement du poète. Outre sa vision globale du cycle de l’eau, Reclus évoque les activités humaines qui gravitent autour de lui avec lyrisme et une confiance éperdue dans le progrès. Mais les choses ont bien changé depuis…

Sur la commune de Sigean, le Rieu c’est aussi une carrière qui dévore la forêt et des milliers de tonnes de rochers et ce sont paradoxalement les limites du Parc Naturel Régional qui reculent au fur et à mesure de l’avancée des travaux pour laisser libre cours aux casseurs de paysage. Et ce dans une indifférence quasi générale. Drôle de conception de la protection de l’environnement. Aujourd’hui les  »disciples » de Reclus, moins naïfs que le maître, invitent à « militer en faveur d’une éthique de la responsabilité et de la modération ». Au pertinent mais insuffisant « comment cueillir le bonheur auprès d’un ruisseau ? », ses héritiers ajoutent : « Comment se comporter d’une manière raisonnable (envers la nature) sans la piller ou la détruire ? ».

Vaste débat !

Bibliographie :

_ Abelanet J., Charles, R.-P., Rigaud L., 1964, « L’ossuaire chalcolithique de Roquefort-des-Corbières (Aude) », in Cahiers Ligures de Préhistoire et d’Archéologie, n°13, pp. 237-250.

_ Martzluff Michel, 2010, « Le peuplement du bassin de Sigean du Paléplithique supérieur au Mésolithique », Bilan scientifique du SRA (DRAC).

_ Reclus Elysée, 2005, « Histoire d’un ruisseau », Actes Sud, Babel n° 166.

Texte non publié à ce jour, tiré, avec la permission de l’auteur Marc Pala, du Panorama des sites 2018, PNR de la Narbonnaise. Ce texte a été revu et augmenté par l’auteur en 2023.

Crues et inondations à Roquefort des Corbières

En 1959, dans la nuit du mardi au mercredi 2 septembre, vers 1 heure du matin, à quelques jours des vendanges, des pluies diluviennes se sont abattues sur la localité. Le « Rieu » est sorti de son lit, occasionnant des dégâts considérables dans les vignobles : ceps arrachés, souches immergées sous la boue.

Les flots ont emporté le pont et l’escalier de la station de pompage dont les murs ont été ébréchés. Les eaux ont pénétré à l’intérieur du bâtiment jusqu’à une hauteur de 1 mètre 70, submergeant les moteurs et mettant hors d’usage l’installation électrique. Le village est donc privé d’eau !

Avec une rapidité incroyable, le « Rieu » est monté de plus de six mètres, les flots ont également envahi la cave coopérative où l’on comptait plus d’un mètre d’eau !

Le ruisseau de la « Cagarotte » s’est transformé en torrent, détruisant des murs et des murettes, envahissant des maisons.

Le maire de Roquefort, Monsieur Parnaud, pense que l’on peut chiffrer les dégâts à 50 millions de francs : 500 000 pieds de vigne auraient souffert et 2000 hectolitres de vin auraient été perdus, de plus les chemins sont impraticables pour les vendanges qui se préparaient.